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Just A Flic
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Just A Flic
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19 juin 2007

Les valises des autres

Flic, c'est un boulot à part, ce n'est pas un métier comme les autres. Le flic ne fait pas que mettre des contraventions, faire des enquêtes judiciaires, interpeller les voleurs! Flic, c'est aussi  un travail qui se fait dans l'urgence. Vite, faut faire vite. Derrière un appel 17, il y a des différends, des violences, des souffrances. Alors faut faire vite.
Et une fois sur place, faut gérer. Ah ça! Gérer, c'est autre chose... On entre dans la vie des gens, on pénètre dans leur intimité, on fouille dans leur couple, on cherche à comprendre, on désamorce la situation explosive, on calme, on tempère, on engueule, on console, on conseille. Flic, c'est être urgentiste de la misère sociale.
Mais la misère sociale peut être contagieuse. C'est fatiguant nerveusement de se placer au centre des conflits. Alors on se fabrique une carapace pour ne pas être contaminé. On ne peut pas prendre parti. Le flic se montre alors insensible et non-affecté par la misère des gens, mais ce n'est qu'une façade. Parce que le flic reste avant tout un être humain avec des problèmes comme tous le monde. Pas toujours facile de tenter de régler les problèmes des autres quand on a dejà des valises de soucis à trimballer.

Un jour de printemps pluvieux. Je reprends mon service après 10 jours d'absence suite à un gros soucis qui est venu alourdir mes valises de problèmes. Elles sont lourdes à porter mes valises en ce moment. Je les traîne en attendant de pouvoir à nouveau avancer sans trébucher. J'ai décidé de reprendre le travail pour penser à autre chose, pour continuer d'avancer tout simplement. Je me dis que cette journée va être tranquille et que je suis tout à fait apte à gérer les interventions, aussi pénibles pourront-elles être.
Nous sommes appelés en assistance par une femme qui demande notre présence. Elle est un peu paumée cette femme: son fils aîné, souffrant d'une dépression, accepte de se faire soigner en centre psychologique, mais ne sait pas comment faire. On a rien à faire là bas, ce n'est pas notre boulot premier que d'assurer une hospitalisation. Mais voilà... Elle est paumée cette femme, on ne peut pas la laisser sans savoir.
Sur place, cette femme d'âge mur m'explique que son fils Stéphane, 34 ans, dépressif, est revenu ce midi après avoir disparu pendant plus d'une semaine. Il a bu un litre de whisky en l'espace de 20 minutes, a accepté de se faire hospitaliser car dixit "j'ai un problème Maman", et en nous attendant est parti prendre une douche.
J'entends la douche couler, je constate même des variations dans l'écoulement de l'eau, je me dis qu'il prend sa douche.
On explique à Maman ce qu'elle doit faire, le conduire au centre psy avec la lettre du médecin tout simplement, mais comme elle est paumée cette femme, je décide d'attendre son second fils qui va les accompagner.
J'entends toujours l'eau couler, Stéphane répond à sa mère à travers la porte, il y a des variations dans l'écoulement de l'eau: je me dis qu'il prend sa douche.
Le second fils arrive, et je ré-explique la démarche. Ils vont manger et s'y rendre après. J'entends toujours l'eau couler, mais je fais la réflexion à mon collègue: "il est bien long pour prendre sa douche!". Mais bon... Il y a des variations dans l'écoulement de l'eau, il répond à sa mère à travers la porte, il ne devrait pas tarder.

Maman me demande si je veux bien parler à Stéphane avant de partir. Mais j'ai rien à faire là moi! Mais bon, elle est paumée Maman alors j'accepte. Elle tape à la porte et dit tout haut: "Stéphane. Ils sont là ils veulent te parler." Mais ce n'est pas moi qui veut lui parler!
Dix secondes. C'est le temps qui s'est écoulé entre sa réponse, et le bruit sourd de détonation qui a secoué mes tympans provenant de la salle de bain. C'est long dix secondes. A cet instant, j'ai compris qu'il y avait "une merde".
Vite, faut faire vite. Je tape à la porte. "Stéphane? ouvrez!". Ça ne répond pas. Je regarde mon collègue tout aussi interdit que moi et je donne l'ordre de défoncer la porte. On y va à grands coups de pied et je me dis que c'est bien difficile à ouvrir une porte verrouillée. Ce qui nous attend de l'autre côté sera encore bien plus difficile à accepter.

Il est là, assis par terre, une arme de poing dans la main droite, un trou sur chaque tempe, baignant dans une mare de sang et de matière cervical. Je me suis sentie perdue. Exit le policer, bonjour Martine et ses valoches. Ma carapace a craqué, laissant sur place une Martine de la vie civile, pleine de souffrances, qui ne savait vraiment pas ce qu'elle faisait là. Je prend du recul, je regarde cette scène comme si j'étais un élément extérieur. Je vois une Mère et un Frère blancs comme la mort, venant d'assister au suicide en direct d'un être cher. Je vois mon collègue perturbé et perdu, cherchant désèspérément un médecin dans l'immeuble. Et moi je suis là, les bras ballant, ressentant la souffrance émanant de mes valises pleines de soucis.
Je pose à nouveau le regard sur cette masse inerte gisant dans la salle de bain. Je constate qu'il porte des chaussures, des chaussettes, un jean, une chemise. Et une bouffée de colère m'envahit en comprenant qu'il n'a jamais pris sa douche, qu'il avait tout planifié, qu'il a médité longuement avant de commettre ce geste et qu'il nous avait fait subir SON choix.

Martine le Flic est de retour. Je prends les choses en main, je retire ma veste et je rentre dans la salle de bain. Bordel y'en a partout. Il respire toujours, son coeur bat toujours. Vite, faut faire vite. Mon collègue me voit reprendre le dessus. J'ordonne, il obéit. Il appelle les pompiers qu'il gardera en ligne jusqu'à l'arrivée des secours. Et moi je fais ce qu'ils me demandent par téléphone. Bordel y'en a partout. Il ne s'est pas loupé: la balle est entrée à droite, est ressortie à gauche, mais il vit toujours. Mon travail a consisté à l'allonger, le déboutonner, et à boucher les trous. Voilà ce que j'ai fait: j'ai boucher les trous. Mais il est arrivé un moment où il ne restait plus rien à faire d'autre que d'attendre les pompiers.
Martine et ses valoches sont de retour. Je vois ce sang, cette matière rouge et visqueuse dégouliner des murs, couler au sol. J'ai mal. J'ai les larmes aux yeux et je me retient de toutes mes forces pour ne pas pleurer. Je regarde mon collègue et je sens bien que je ne vais pas pouvoir me retenir longtemps. Jamais ma carapace n'avait craqué comme ça! Jamais je n'ai été obligée de supporter le choix des autres comme ça. Seule chose pour refouler mes larme: la colère. Je l'engueule le Stéphane! Je lui interdit de me claquer dans les pattes en lui criant que c'était vraiment pas le jour de me faire un coup pareil. Ça défoule même si ça ne sert à rien. Et ça empêche de pleurer.

Quand les pompiers sont arrivés, je me suis enfuie sur le balcon ou j'ai pu déverser mes larmes brûlantes en fumant une cigarette. Moi qui avait arrêté de fumer! Un an et sept mois d'abstinence réduit à néant à cause d'une balle tirée à bout touchant alors que je me trouvais juste derrière la porte. Faut pas grand chose...
S'en est suivi des heures et des heures d'attente, à ré-expliquer ce qu'il s'était passé, à ré-expliquer ce que nous avions fait. Il a fallu ensuite gérer l'hélicoptère venu chercher le Stéphane-toujours-en-vie. Pas facile de faire atterrir un hélico dans le coin...

Stéphane, 34 ans, dépressif, est décédé 36h00 plus tard. Il avait été maintenu en vie dans l'espoir de faire accepter à la famille le don d'organe, acte qui a été refusé. J'ai fait tout ça pour rien: il n'aura même pas sauvé de vies. Il nous a fait subir son choix, nous obligeant à supporter cette horreur. Je suis en colère après lui, toujours.
Quand on nous appelle pour un suicide, pour une découverte de cadavre, ou même pour une ouverture de porte, on sait à quoi s'attendre. Le flic à le temps de se préparer psychologiquement à la boucherie qu'il va trouver. Si ça ne va pas, le Flic peut refuser d'entrer dans la pièce, laissant son collègue s'en charger. Si ça ne va pas, le Flic peut aller vomir dans un coin ou se faire remplacer. Mais subir le choix de l'autre, c'est nous obliger à porter ses valises sans demander notre avis, sans même penser une seule seconde que le Flic a peut être lui aussi des valises bien lourdes à traîner.

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Commentaires
B
Les larmes me sont montées aux yeux en vous lisant alors que c'est vous qui avez vécu ça !<br /> Chez moi il y a eu un suicide comme celui que vous décrivez. La police est venue après. Je les remerciais intérieurement d'être là et de nous respecter dans ce moment, même en nous interrogeant, même en fouillant la maison pour savoir s'il y avait des armes. <br /> <br /> Oui, un travail comme celui-là c'est vraiment dur.<br /> Et c'est vrai que les autres font subir leur choix !
S
Tu m'étonnes que tu aies envie de grotte, en ce moment. Elle tombait bien mal, cette valise-d'un-autre...
L
c'est vraiment un métier très dur... Tu m'étonnes que parfois, ça ne va pas. Ca, en plus du reste, pfffff
L
c'est terrible...<br /> c'est tellement dur....<br /> courage, et ne te dis pas que ça ne sert à rien...<br /> tu étais là pour les autres aussi...même si putain c'est pas votre rôle....<br /> quelle misère !<br /> <br /> grosses grosses bises
F
J'en ai les larmes aux yeux, quel métier tu fais, je suis sans mot!!
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